La vie fantastique
Je regarde sous mon lit qu'un cafard ne s'y cache, effrayée qu'au réveil je puisse me retrouver sous une peau devenue carapace, avec deux antennes pour appréhender les couleurs du monde. Kafka me glace le sang et j'entends encore le bruit des troupeaux de rhinocéros de Ionesco qui envahissent la ville. Godzilla frappe au carreau et laisse des traces sur mes vitres tout juste astiquées ! Le monde est fantasque et nos lectures fantastiques...
La nouvelle génération russe explore après des années de guimauve littéraire les coins des mots et s'interroge alors que le rideau de fer est tombé depuis maintenant 16 ans, que l'URSS a changé de patronyme et que Poutine se conduit en petit garçon déraisonnable tapant du hochet sur les provinces qui reluquent son jouet. Cette génération d'auteurs libérés a des envies de légèreté en même temps que de métaphysique et ne cracherait pas sur un gueleton entre Heidegger et Marry Poppins : Viktor Pelevine est de ceux là.
Il ne craint ni l'absurde, ni les insunuations politiques qui mettent à mal non seulement l'ancien régime communiste mais aussi les excès de la scène moderne. La Vie des Insectes est la fresque loufoque et tragi-comique d'une station balnéaire russe dont l'étrangeté tient à ce qu'elle est animée par des .... insectes. Ce livre, consacré à des personnages microcosmiques, semble ne jamais trancher et toujours nous laisser dans l'indécision : l'auteur écrit-il une fable divertissante ou règle-t-il ses comptes avec l'humaine nature ?
Fasciné comme son maître Kafka par le répugnant, Viktor Pelevine se délecte de décrire le sordide de la vie des insectes comme le triste sort d'un général à une soirée officielle qui après un incident est rongé, décortiqué et démembré par ses semblables dans la plus grande indifférence des convives. Cela prête à sourire mais vous avalerez ces mots avec leur amertume : la mort des insectes ressemble à la nôtre ; nous disparaissons dans le plus grand anonymat au milieu de la fête.
Aussi différents et contradictoires soient-ils (le moustique américain avide de sang, la bleuette, le mystique..), les insectes ont ce point commun qu'ils marchent tous derrière leur destin, leur identité. Comment ne pas voir dans l'histoire du phalène qui se prend pour une luciole, la société post communiste russe en mal de repères, hésitant entre ce qu'elle est et son fantasme. Et si on ne voyait jamais aussi bien la réalité qu'en la déformant et en l'éxagérant comme dans cette histoire fantastique ? Et si on ne riait jamais autant de nous reconnaître si pathétiques que lorsqu'on scelle notre destin en se prenant dans un papier tue-mouche...